Interview de Charly Valenza

"On a moins d’’’ouverture’’ parce qu’on fait peur !"

Charly Valenza est handicapé de naissance. Vice-président de l’association Choisir sa vie, il nous fait part de ses combats envers les préjugés sur la sexualité des personnes handicapés. Le diktat de l’apparence de notre société et la dévalorisation faite aux personnes handicapées de naissance au cours de leur éducation influent beaucoup dans l’image que l’homme handicapé a de son corps et de sa virilité.

Handi Marseille - Charly, peux-tu te présenter, dire qui tu es, ton parcours...
Charles VALENZA - Je m’appelle Charles Valenza. On m’appelle Charly. Je suis né à Marseille en 1962, j’ai donc 47 ans. Je vis à Aubagne depuis 1981. Mon parcours est assez atypique parce que j’ai une maladie génétique : la maladie des os de verre ou en terme médical, une ostéogenèse imparfaite.
H- Quand cette maladie s’est-elle déclarée ?
C. V. - À la naissance. J’ai été élevé en institution spécialisée, de l’âge de 5 ans jusqu’à l’âge de 18 ans. J’ai eu une scolarité plus ou moins en milieu hospitalier : il y avait beaucoup de rééducation, de soins et aussi pas mal de cours, mais comme j’ai eu beaucoup de problèmes de santé dans ma jeunesse, ça a beaucoup parasité ma scolarité. Je n’ai pas de diplôme, je fais partie des "œcancres" . À 18 ans, je suis partie du centre, je me suis retrouvé à Aubagne, dans un CAT 1, appelé maintenant un ESAT 2. J’y suis resté de 1981 à 1984. Puis en 1984, j’ai atterri dans la cité près de chez moi, j’ai voulu coupé les ponts avec le milieu institutionnel, ça m’avait pris la tête...
H - Pour quelles raisons ?
C. V. - Parce que quand tu passes ton enfance et ton adolescence dans le milieu hospitalier, entouré de blouses et que tu as acquis une certaine autonomie, une certaine indépendance, tu as envie de couper le cordon ombilical... Envie d’essayer de vivre, pas "œnormalement" - j’aime pas ce mot - mais "œcomme tout le monde" . En plus, j’avais aussi des prédispositions artistiques, j’étais musicien, je jouais des percussions...J’ai été programmateur de concerts, d’événementiel, attaché de presse pour des associations, des groupes, co-fondateur d’une association, etc. Je me suis ensuite occupé de l’association Boulegan à Aubagne, spécialisée dans le transport adapté. Depuis, elle a pris de l’ampleur puisqu’on transporte gratuitement les personnes sur l’agglomération. Depuis un peu plus de deux ans, j’ai rejoint l’association Choisir sa vie : je suis le président et je m’occupe également de la communication...
H - D’après ton parcours, tu mènes une vie sociale comme tout un chacun...
C. V. - Oui, même si j’ai eu des périodes difficiles mais je crois que c’est un peu comme toutes les personnes valides ! Dans l’ensemble, avec la maladie que j’ai et l’âge que j’ai, je m’en sors vraiment bien, je suis plutôt content...
H- Notre dossier du mois porte sur le sujet Virilité et Handicap. D’après toi, dans quel sens le handicap d’un homme peut modifier les rapports homme/femme ?
C. V. - Alors la première réaction qui me vient à ta question, c’est très naturellement, au premier abord : l’aspect, l’apparence. Parce que je pense dans la rencontre entre un homme et une femme, la première chose qui se passe, c’est à travers le regard. Je parle pour les gens qui voient. Après pour les non-voyants, ce sont d’autres sens qui sont en jeu. Mais je pense que c’est d’abord l’apparence physique. L’apparence, c’est quelque chose qui est conditionnée. Je prends l’exemple d’une personne en situation de handicap : jusqu’à il y a à peu près une cinquantaine d’années, peut-être même moins, les "œseules personnes handicapées" qu’on voyait dans la rue, c’étaient bien souvent des gens accidentés de la vie, les anciens combattants, etc. Il y a vingt ou trente ans en arrière, la mortalité était très forte pour les personnes qui avaient des maladies importantes comme la mienne par exemple et on n’arrivait pas à en guérir certaines. Si aujourd’hui, de plus en plus de personnes en situation de handicap sont devenues visibles, c’est parce que la technologie a évolué. On peut à présent se promener en fauteuil dans la rue alors qu’avant, on était enfermés dans des hôpitaux, des centres et on n’en sortait pas. Donc le commun des mortels savait que les personnes handicapées existaient, mais ils n’arrivaient pas à y mettre une image, un son ou une voix. C’était abstrait. Maintenant, cela devient réel. Il n’y a pas plus de personnes handicapées qu’avant mais aujourd’hui, on est devenus "œvisibles" et acteurs de notre vie. Avant on était pratiquement tout le temps assistés. Maintenant, on devient intégrés : on commence à rentrer dans le monde du travail, on commence à faire des villes accessibles, on prend des bus, des tramways, on va dans des soirées, au cinéma, dans des bars, dans des boîtes de nuit, etc. Il y a eu une évolution mais, comme il y a quand même deux mille ans à rattraper, on ne peut pas demander aux gens, en vingt ou trente ans, de changer d’état d’esprit du jour au lendemain, de changer le regard sur une apparence qui n’est "œpas dans la norme" , je dis bien "œpas dans la norme" parce que pour moi, on est normal mais on est "œhors normes" . Il faut adapter et habituer les gens au regard pour démystifier et désacraliser le handicap. Il faut s’habituer à l’apparence... Bien sà »r, dans le handicap il y a toutes les apparences et plus elles semblent invalidantes, ou déformantes, plus c’est compliqué. Parce qu’on est dans une société conditionnée où le culte du corps est basé sur la "œperfection" . La société occidentale est la plus complexée de toutes les sociétés que j’ai connues à travers mes voyages. En Afrique par exemple, les gens se posent moins de problème sur l’apparence de leur corps, ils ne se regardent pas dans la glace tous les matins. Ici, quand on sort il faut avoir une présence, une certaine morphologie, géométrie du corps qui fait qu’on est attiré comme ça, parce qu’on est conditionné comme ça. Il y a des gens - heureusement que ça existe - qui pensent que même si on est un corps abîmé, meurtri ou déformé, on peut être quand même un corps désirable parce qu’il faut arriver à passer au travers du prisme de l’apparence. C’est pas facile... Moi-même, je vais avoir les mêmes problèmes que la personne valide. Après, le désir et la rencontre c’est une alchimie particulière, il n’y a pas de règles. C’est quelque chose qu’on ne peut pas toujours expliquer avec des mots. Le courant passe ou ne passe pas et on ne sait pas pourquoi quelquefois. Je pense donc que le rapport qu’il peut y avoir entre une personne handicapée et une personne valide ou entre deux personnes handicapées, part sur les mêmes réflexes que chez les personnes valides. C’est le regard, ça passe ou pas. Après, l’inconvénient qu’on a nous, c’est le jeu du miroir déformant. H - C’est-à -dire ?
C. V. - C’est-à -dire que les gens ne nous voient pas avec une géométrie parfaite, ils nous voient déformés, tordus. Certaines personnes sont dans un conditionnement du regard et de la sensation. Il faut que ça rentre dans une géométrie conditionnée et on ne peut pas en sortir. Quelquefois ça dépasse le côté "œbeauté" et "œlaideur" . Mais c’est très subjectif. Par exemple, toi et moi n’avons pas les mêmes notions de "œbeau" et de "œlaid" . C’est mon vécu qui me fait parler comme ça, après je n’ai pas la prétention de dire la vérité, chacun a la sienne...
H - Est-ce que tu penses que les femmes ont un vécu différent du handicap ? Est-ce qu’elles ont par exemple plus de difficultés dans la vie quotidienne que les hommes handicapés ?
C. V. - Oui mais il faut replacer le contexte de la femme dans la société, par rapport à l’image de l’homme viril. Je vais prendre un exemple : un homme qui va se vanter d’avoir des conquêtes féminines, on va dire de lui que c’est un macho. On va plutôt lui faire des compliments flatteurs. Une femme qui va dire la même chose, on va la traiter de "œgarce" . Pourquoi un homme qui a ce comportement sera adulé et encensé alors qu’une femme sera insultée ? Sans faire de la psychologie de comptoir, je pense que c’est parce qu’il y a cette image de la femme qui est mère : c’est elle qui enfante. À partir de là , on lui donne un autre rôle dans la société. Même s’il y a eu des évolutions depuis la révolution sexuelle... Je pense qu’une femme peut être libre de faire ce qu’elle veut de son corps au même titre que l’homme. Ce que je veux, c’est qu’elle soit protégée, car je sais qu’il y a des femmes qui sont violentées et agressées. Peut-être que biologiquement parlant, une femme est plus fragile et même s’il y en a qui sont plus fortes que certains hommes, c’est l’homme, en règle générale, qui reste le plus fort physiquement. On est dans une société patriarcale, machiste et parfois même misogyne : il n’y a qu’à écouter les propos tenus par certains chroniqueurs télé, ils véhiculent de la misogynie dans la tête des gens, comme si c’était normal ! Moi, je trouve ça immonde... Il y a des choses qui me révoltent. Je pense que le conditionnement de notre société vient aussi de là ... Pour en revenir à la femme handicapée, c’est une femme à part entière. Si pour une femme valide c’est compliqué, pour une femme handicapée, ça le sera encore plus car elle culpabilise d’avoir un handicap, d’avoir des sensations, des besoins et des envies, qu’elle ne peut pas avouer. Un homme qui demandera du plaisir sexuel, on le comprendra, on pourra l’aider. Dans le cas d’une femme qui demandera la même chose, on lui dira qu’elle n’est pas bien et on l’enverra consulter un médecin !
H - Du point de vue de la virilité, est-ce que tu penses que les hommes handicapées sont perçus différemment des hommes valides ?
C. V. - Il faudrait savoir ce qu’est vraiment la virilité... Est-ce une attitude, une manière d’être ? Personnellement, j’ai rencontré des femmes qui m’ont dit qu’en apparence, je ne faisais pas viril. Après, dans l’intimité c’est autre chose : je ne renvoie pas une image de virilité mais plutôt une image de souffrance. Je pense qu’un homme handicapé n’a pas une image virile. Tout dépend du handicap mais plus on est handicapé plus on est dépendant, on ne peut pas bouger ou on a une apparence très abîmée. Tout cela ne rentre pas dans le cadre de que les femmes appelleront "œla virilité" car elles ont un archétype de la virilité : elles ont pour exemple les magazines avec Georges Clooney, Brad Pitt... Voilà ce qu’est pour elles un homme viril. Pour ma part, je ne sais pas ce que c’est, il faudrait que je demande à une personne comment elle me perçoit. Je sais que pour certaines je ne suis pas viril et pour d’autres j’ai pu l’être mais pas au premier abord... Après, on m’a souvent dit que mon côté féminin était plus développé que chez certains hommes : c’est ce qui peut séduire une femme, elle se sent plus en sécurité. Chez d’autres hommes, c’est autre chose... On est tous différents, qu’on soit handicapé ou valide. Là -dessus, je pense que le handicap a un très faible effet sur ce qu’on ressent dans notre for intérieur. Une chose est sà »re : lorsqu’une personne handicapée sort avec une personne valide, qu’elles acceptent de partager une intimité corporelle très proche etc., la relation reste, le plus souvent, une liaison cachée même si c’est sur du long terme. C’est-à -dire que la personne valide a du mal à se montrer en public avec une personne handicapée : la peur du qu’en dira-t-on, la peur d’être jugée, la honte... Je sais que personnellement quelquefois la personne valide me disait pour se protéger : « Charly, moi je veux bien, mais tu le dis à personne... » Donc je n’ai pratiquement eu que des liaisons cachées.
H - Donc ces personnes n’assumaient pas complètement le fait d’avoir une relation avec toi...
C. V. - Elles assumaient mon handicap mais pas le regard des autres. C’est à dire qu’elles n’avaient pas envie qu’on les juge. Dans certaines familles par exemple, si tu dis : « Je sors avec un handicapé » ils ont la même réaction que si tu leur dis : « Je sors avec un noir ou un arabe... » ! C’est pour ça que je parle d’handiphobie. La personne handicapée, en France, subit souvent des réactions que j’assimile presque un peu à l’homophobie ou à la peur. Étant donné qu’on est "œhors norme" , qu’on fait peur aux gens, une personne "œnormale" qui voudrait sortir avec un mec "œtordu" , elle n’est pas normale ! Moi il est normal que j’ai envie de sortir avec une personne "œnormale" , mais une personne "œnormale" , elle, ne le serait pas si elle avait un désir pour quelqu’un comme moi ! Ça, c’est une réalité... C’est important, cette peur d’aller vers l’autre, même différent... Il y a des femmes et des hommes qui ne font pas la démarche, tout simplement par peur d’être jugés. Parce que s’il n’y avait pas cet éternel jugement de ce que fait l’autre, de la manière dont on se comporte, je pense que les relations entre hommes et femmes, handicapés ou pas, seraient pas totalement réglées, mais il y aurait beaucoup plus d’"œouverture" , pour reprendre l’expression de Michel Blanc, dans Les Bronzés... On a moins d’ouverture, parce qu’on fait peur...
H - Est-ce que le handicap porte atteinte à la vision que l’homme a de lui-même, dans sa virilité ?
C. V. - Ça dépend de l’état d’esprit de chaque personne. Parce qu’il y a des hommes qui vivent très bien leur handicap, leur virilité, qui ont accepté leur corps. Une fois, une amie m’a dit : « Tu devrais faire plus attention à la manière dont tu t’habilles : les femmes aiment que les hommes soient bien habillés... ». Elle me suggérait de faire attention aux chemises ou aux chaussures que je portais... Je ne savais même pas cela. Quand j’étais gamin, on ne m’a pas appris cela : on ne m’a jamais parlé de séduction. Durant mon éducation on ne m’a jamais dit : « Habilles-toi bien pour plaire à une femme ou fais comme ça pour plaire à une femme ». Jamais... Parce que certainement dans l’esprit des gens qui m’ont élevé, jamais je ne pourrais séduire une femme ou aucune femme ne pourrait être séduite par moi... Je n’ai pas fait d’études, je ne sais pas s’il y a eu des études sociologiques sérieuses pour quantifier cela mais par rapport à mon vécu et à mon entourage, depuis 30 ans, je pense que la majorité des hommes handicapés ne se sentent pas très virils. Ils sont quand même un peu tourmentés par rapport à ça. Ils peuvent presque se laisser aller et parfois même hygiéniquement parlant en se disant que ça ne va rien changer du tout... L’odeur aussi rentre dans la séduction et il faut un minimum d’hygiène. Et ça, on le voit surtout chez les personnes handicapées de naissance qui ont été dévalorisées, "œdésincarnées" de leur corps. Elles se sentent totalement inexistantes dans la séduction, elles se disent : « À quoi bon... » et c’est dommage. Heureusement que quelquefois, ils vont tomber sur une femme qui va leur dire : « Moi, je te trouve viril, je te trouve craquant. » Il y a des femmes qui deviennent leur coach, qui leur disent d’être un peu plus coquet. Ça a été mon cas...
H - Donc comment as-tu essayé de séduire et comment as-tu séduit tout court ?
C. V. - J’ai dit récemment à une collègue en rigolant : « Moi, je crois que j’ai jamais dragué de ma vie ! » Les seules fois où j’ai essayé de le faire, je n’ai pas su m’y prendre : je me suis bien habillé, j’en ai rajouté des tonnes, je me suis dit que je n’étais pas naturel mais qu’on verrait bien. Résultat : je me suis pris des râteaux et des râteaux... Les quelques femmes que j’ai eues - j’en ai pas eu beaucoup, je ne suis pas Casanova - ce sont elles qui se sont intéressées à moi et sont venues à moi parce qu’elles ont entendu quelque chose de ma voix, vu une attitude, une manière d’être... Elles ont été curieuses, elles ont eu envie de me connaître. Et elles m’ont dit : « Ce qui est bien avec toi, quand on est avec toi, on est sà »r d’être avec quelqu’un qui n’est pas comme les autres. » Il y a aussi des femmes qui aiment être avec des hommes différents, parce qu’à force de vouloir tous se ressembler, de rentrer dans une norme, on finit par se poser des questions sans fin pour pas grand-chose... C’est pour ça que Gainsbourg a été avec des belles femmes, parce qu’il était hors norme, il était beau dans sa laideur. Il y a une expression qui dit : « Il ne suffit pas d’être beau pour aimer, il faut aimer pour que cela devienne beau. » J’aime beaucoup cette expression-là ... Puis après il y a des femmes avec qui ça marche puis d’autres avec qui ça ne marche pas ; des hommes qui se cantonnent à ne chercher que l’apparence physique et des femmes qui se contentent de ça... C’est difficile d’avoir une réponse toute faite. Quand je drague, je ne sais pas m’y prendre, donc je laisse la place aux autres. Je préfère rester "œnature" à fond, sans artifice. Et peut-être que c’est ma meilleure façon de draguer, de ne pas chercher à draguer... Moi, je préfère ne pas faire semblant et être pris pour ce que je suis. On me prend comme je suis : si je ne plais pas, je préfère ne pas être pris, c’est moins douloureux que d’être abandonné par la suite.
H - Une petite parenthèse par rapport à cette amie qui t’a coaché : cette notion de "œfaire attention à toi" t’es restée par la suite ?
C. V. - Oui, ça m’a aidé. Depuis l’âge de 18 ans, quand j’ai commencé à rencontrer des femmes, certaines m’ont expliqué que ce n’est pas parce qu’on est handicapé que c’est une raison pour se laisser aller. C’était important d’avoir une certaine "œtenue" sinon on reste seul. Et j’ai gardé cette notion : je fais plus attention à mon apparence qu’il y a 10-15 ans en arrière...
H - Dans quel domaine te sens-tu "œhomme" ?
C. V. - Je me sens "œhomme" quand j’ai des rapports sexuels, quand je "œm’envoie en l’air" avec une femme, pour parler cru ! Parce que là , c’est dans l’intimité. Car je sais que sinon je peux donner l’apparence de ne pas être un homme ou d’être un homme asexué. Souvent, des amis me disent que leurs amies ou copines leur demandent si j’ai un sexe, en raison de ma petitesse ! Apparemment, beaucoup de femmes pensent que je n’en ai pas. Je sais même qu’il y a des hommes qui pensent que je n’ai pas de sexualité... Mon apparence de "œpetit ange" m’arrange quelquefois lorsque je n’ai pas envie d’être embêté... Quand je tombe sur des femmes qui passent de l’autre côté du miroir, là elles découvrent l’envers du décor et souvent elles me disent : « T’es un mec comme tous les mecs ! » Et là , je suis content... C’est dans ce domaine-là où je me sens le plus "œhomme" , puisque c’est à ce moment-là qu’elles me le disent...
H - L’image de l’homme viril, puissant, très protecteur avec sa petite amie, c’est un cliché ou tu penses qu’il y a du vrai ?
C. V. - C’est à la fois un cliché et une vérité ! C’est un peu comme le mythe du conte de fée chez la femme et la rencontre de son prince charmant. C’est un conditionnement de son mode de vie depuis l’enfance qui fait que le père est l’homme-protecteur et la mère, la femme-reproductrice ! Beaucoup de femmes cherchent un homme qui les protège ou qui donne du moins cette apparence de protection. Une fois je suis sorti pendant quelques mois avec une femme mariée qui me disait que lorsqu’elle était avec moi, elle se sentait plus en sécurité qu’avec son mari... Et pourtant son mari mesurait un mètre quatre-vingt-dix, c’était un costaud... Cependant elle ne se sentait pas sécurité avec lui car elle ne pouvait pas compter sur lui. Alors qu’elle savait que moi j’étais là quand elle avait besoin de moi... Tout ça pour dire que je pense qu’il y a un peu des deux. Pour la personne handicapée, à partir du moment où on est sur un fauteuil, on est inférieur. Je ne parle même pas dans la relation de séduction, mais dans le quotidien, on nous considère encore comme des êtres inférieurs. Même si on est très intelligents ou bardés de diplômes... L’image que l’on a de nous est celle de personnes non compétentes, inférieures et pas rentables ! Qui fait cette image ? Ça... je ne sais pas... Moi si on me donnait la possibilité de la refaire, je vous prie de croire qu’elle changerait ! Même si je pense que c’est aussi un peu à cause des personnes handicapées que cette image est véhiculée... Je n’aime pas quand on met systématiquement la faute sur les valides et la société. La société, c’est nous aussi ! C’est à nous de faire l’effort de se ré-approprier une image et d’essayer d’aller vers l’autre, de casser cette peur que l’on a en nous. Je comprends que cela va prendre du temps pour les gens valides de s’habituer à nous, de la même manière que cela va nous prendre du temps à "œnous" de s’habituer à "œvous" , autrement que sur un aspect d’aide médicale, de soins, etc. Parce que c’est comme ça que la personne handicapée perçoit un valide : c’est une personne qui aide avant tout...
H - C’est la première perception qu’elle a, en fait, c’est ça ?
C. V. - Oui, surtout quand elle est née avec un handicap. Comme je te disais, moi par exemple, les dix premières années de ma vie je n’ai pratiquement vu que des personnes habillées en blouse, des infirmières, des médecins, etc. Je voyais très rarement des gens habillés en civil à part ma famille proche qui venait me voir ou ceux de la télévision ! Donc je me disais : « Je suis un extra-terrestre, je ne suis pas comme les autres, qu’est-ce que je fais dans ce monde ? Qui je suis ? ». En plus, j’étais le seul à avoir cette maladie-là dans le centre où j’étais donc, même parmi mes collègues handicapés, personne ne me ressemblait... Il n’y avait personne auprès de qui j’aurais pu prendre référence. Je caricature un peu par humour mais j’étais "œE.T." en me disant : « Qu’est-ce que je fais là  ? Pourquoi il n’y a personne comme moi ? » Il a fallu faire un chemin entre ce que je pensais quand j’étais gamin et aujourd’hui. Aujourd’hui, je pense que je suis un petit peu plus beau que "œE.T." !
H - Ton association Choisir sa vie est à l’initiative d’un projet porteur pour les personnes handicapées en France. Peux-tu m’en dire d’avantage ?
C. V. - On prépare la création d’un service d’accompagnement sexuel pour les personnes en situation de handicap en France, avec un collectif départemental et national composé de membres de l’APF 3, de membres de l’AFM 4 et des anciens membres de Handicap International. C’est l’association CHA de Strasbourg qui a lancé le démarrage de la réflexion sur ce sujet-là en France, à travers un colloque initié par Marcel NUSS qui a eu lieu au Parlement de Strasbourg en 2007. Donc nous, cela fait deux ans que l’on travaille dessus ensemble, on a lancé un manifeste le 8 juillet... On continue d’avancer à la fois sur la réflexion et maintenant sur le projet concret d’une éventuelle réalisation d’un premier service qui pourrait naître, pour commencer de façon expérimentale dans la région, afin de voir si ce projet est viable, et s’il pourrait servir de modèle dans d’autres régions de France. Le but étant de créer ce service comme il existe au Danemark, en Allemagne, en Suisse et en Suède.
H - Et en quoi consiste ce service ?
C. V. - Le service d’accompagnement sexuel est d’abord un service de bien-être. Il y a plusieurs catégories de handicaps et parfois certaines personnes handicapées ne vont pas bouger leurs bras, leurs mains ou leurs jambes. Il n’empêche que ces hommes et ces femmes qui ne peuvent plus bouger, conservent tout de même le sentiment et le désir du plaisir : ils veulent avoir des sensations comme tout un chacun. Dans d’autres pays, on s’est rendu compte que les accompagnateurs sexuels qui font des caresses, des câlins ou aident à la masturbation, apportent du bien-être aux personnes handicapées. Les gens se sentent mieux dans leurs corps et dans leur esprit. C’est donc pour pallier à un besoin naturel, qui ne peut pas être assouvi ou pratiqué normalement, que l’on souhaite mettre en place ce service. Soit il n’existe rien et on arrive à des dérives qui peuvent être terrifiantes, que l’on retrouve dans des témoignages, des livres, où ce sont les parents qui se substituent... C’est-à -dire que c’est la mère, la sœur ou le frère qui va aller masturber le fils ou la fille handicapés. Ce sont des situations, à la limite de l’inceste, qui sont provoquées pour éviter la souffrance... Et ces parents, ces frères et et ces sœurs, qui en arrivent à faire cela, réclament ce genre de service car ils pensent que cela ne devrait pas être à eux de le faire. Mais personne ne veut répondre à ce sujet, ni les psychologues, ni les sexologues, etc. parce que c’est tabou... Alors, nous on a envie de crever l’abcès pour faire avancer les choses... Pour te donner un exemple, on va prendre le cas de deux personnes qui sont lourdement handicapées et qui sont en couple. Quand ils vont se retrouver dans leur lit, ils ne vont peut-être pas pouvoir se positionner pour faire des câlins. C’est là que l’accompagnateur peut intervenir, avec l’autorisation du couple et rentrer dans une certaine intimité pour les positionner correctement, parce que ce n’est pas aux infirmières ou autre personnel de santé à le faire. Cela doit être une personne habilitée. Une fois positionnées, l’accompagnateur quitte le lieu de leur intimité mais reste pas loin, pour pouvoir être appelé si les personnes ont envie de changer de position. Voilà ... C’est la continuité de l’accessibilité à tous les domaines de la vie... La loi de la compensation, telle qu’elle a été décrite en 2005, spécifie qu’une personne handicapée doit être aidée dans tous les domaines de sa vie. Ce n’est pas qu’une histoire de manger, d’être bien lavé, d’avoir une rééducation ou une auxiliaire de vie. L’aspect affectif et sexuel a totalement été occulté car, dans ce pays, on en est encore à imaginer que Handicap = non-sexualité !

NOTES
1 Centre d’Aide par le Travail
2 Établissement et Service d’Aide par le Travail
3 Association des Paralysés de France
4 Association Française contre les Myopathies

Interview de Michèle Juttet

D’abord je suis une femme, après je suis une mère et après je suis une personne handicapée

Michèle Juttet, atteinte d’une IMC est tétraplégique congénitale mais se voit comme toutes les autres mères. Depuis toujours elle sait qu’elle aura un enfant et que son handicap n’entravera ni sa volonté, ni sa conviction qu’elle sera une bonne mère. Elle a pleinement accompli sa mission éducative et transmis ses valeurs à son fils aujourd’hui jeune homme épanoui. Finalement le plus dur aura été de se battre pour faire reconnaître auprès des institutions et de tous son statut de mère à part entière !

Handimarseille : Est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Michèle Juttet : Je suis Michèle Juttet, j’ai 58 ans et je suis infirme moteur cérébrale de naissance. Je suis atteinte d’une tétraplégie congénitale.
H : Vous avez un enfant qui est adulte aujourd’hui, comment décrieriez-vous la mère que vous avez été et que vous êtes aujourd’hui, en quelques mots ?
M.J : Je crois que j’ai été une très bonne mère, une mère attentive. J’ai essayé de le faire avec beaucoup de respect.
H : Avez-vous toujours souhaité avoir un enfant ?
M.J : C’est normal d’avoir un enfant quand on est une femme ! J’ai toujours désiré avoir un enfant et cet enfant-là, il a été vraiment désiré par son père et par sa mère.
H : Appréhendiez-vous d’être mère du fait de votre handicap ?
M.J : Non, parce que de toute façon, je me savais capable d’élever un enfant, je n’ai jamais douté de moi, de ma capacité. Je suis une mère comme une autre, après toutes les mamans font des erreurs, j’en ai fait, moi je me sens comme toute maman ordinaire. H : Comment votre entourage a perçu cette envie de devenir mère malgré votre lourd handicap ?
M.J : Je crois que tout le monde était très étonné et heureusement, moi je n’ai jamais eu peur des réflexions quand on me parlait de mon handicap. Ça a été reçu dans le bonheur.
H : Avez-vous eu des difficultés pour tomber enceinte ?
M.J : Comme toutes les femmes, pas plus pas moins. Quand on utilise la contraception, on a des difficultés à tomber enceinte.
H : Comment se sont passés les mois de grossesse, avez-vous bénéficié d’un suivi particulier ?
M.J : Non. Il ne s’est rien passé d’extraordinaire pendant la grossesse. Tout s’est bien passé à part que je vomissais, j’ai été un peu malade.
H : Quelles ont été les précautions à prendre pour l’accouchement ?
M.J : Ils m’ont fait une césarienne mais sinon j’ai eu un gynécologue fantastique, je crois qu’il était très angoissé, mais à aucun moment, il ne me l’a fait ressentir. C’est après l’accouchement qu’il m’a dit : « on a eu peur ! »
H : Aviez-vous peur que votre fils naisse avec un handicap ?
M.J : Non, on n’a même pas fait d’amniocentèse. J’avais un handicap de naissance qui n’était pas héréditaire et génétique donc il n’y avait aucune raison que mon enfant soit handicapé.
H : Comment ce sont passés les premiers mois, les premières années ?
M.J : C’est un peu particulier parce que le père de mon fils est décédé quand mon fils avait sept mois, donc après son décès, il a fallu que je me batte d’abord pour prouver que j’étais capable de l’élever toute seule et ensuite, il a fallu beaucoup de détermination pour faire reconnaître ma situation de mère, il a fallu que j’obtienne des subventions. Mais je crois que si ça s’était passé aujourd’hui, ça aurait été plus facile car il y a des tas de PCH (prestation de compensation du handicap).
H : Appréhendiez-vous de ne pas répondre à tous les besoins de votre enfant ?
M.J : Comme toutes les mamans, j’ai toujours été très entourée. Si je dois accompagner mon fils partout, moi je n’appréhende pas du tout.
H : Avez-vous bénéficié d’une aide à domicile ou d’aides techniques particulières ?
M.J : J’avais des aides à domicile que je choisissais moi-même très attentivement. H : Comment gériez-vous l’éducation de votre enfant ?
M.J : Je l’ai éduqué dans le respect des autres, dans le respect de l’éducation qu’on avait décidé avec son père. Ça paraît tellement normal pour moi que je ne sais pas quoi dire. Je n’ai pas eu de problèmes pour éduquer mon fils parce que j’étais à la fois très douce et à la fois avec beaucoup d’autorité. C’était normal, ça s’est passé comme dans toutes les familles monoparentales.
H : Par quels moyens palliez-vous les choses que vous ne pouviez pas faire avec lui ?
M.J : On parlait beaucoup, ça passait beaucoup par la parole et puis j’essayais de dépasser mon handicap pour pouvoir m’amuser avec lui. C’était très ordinaire..
H : Avez-vous senti un changement d’attitude de votre fils lorsqu’il réellement pris conscience de votre handicap ? En parliez-vous avec lui ?
M.J : Il n’y a pas longtemps. Il a pris réellement conscience de mon handicap il y a un an seulement. On en a parlé, il était plus attentif à mon handicap, je crois qu’il était trop jeune pour comprendre. Moi j’ai tout fait pour ne pas qu’il supporte mon handicap.
H : Le regard des autres, de ses camarades, le regard des inconnus sur vous a-t-il influencé le regard qu’il portait sur vous ?
M.J : Non, pas du tout. Je connais ses amis depuis tout petit, j’ai l’habitude d’avoir tous les amis de mon fils à la maison et il n’y a aucun problème. Je crois que pour Léo, c’est naturel, il n’y a pas eu de problèmes.
H : La crise de l’adolescence est souvent une période difficile pour les parents comme pour l’enfant, comment cela s’est passé pour vous ?
M.J : Ça s’est passé comme tout le monde, ça a été très dur. Mais il suffit d’avoir un peu d’autorité, de détermination et de dire : « là je ne suis pas d’accord ». Pour moi, je suis comme une maman ordinaire.
H : Comment décrieriez-vous vos rapports aujourd’hui ?
M.J : Merveilleux. C’est un gars bien et en plus, on est très complice, il y a beaucoup d’amour entre nous, du respect.
H : Quelle est votre plus grande fierté en tant que maman ?
M.J : La gentillesse et le respect naturel de mon fils. Il a beaucoup de respect, il est avenant avec les autres. Je suis fière de lui.
H : Pensez-vous que votre enfant est fier de vous avoir comme maman ?
M.J : Il faut lui demander. Je crois que mon fils est fier.
Léo Juttet : Je suis fier oui. J’ai vécu cette situation normalement. le monde autour de moi a toujours été sympa. Mes collègues, ils viennent, c’est normal, à force, il ne voit même pas le handicap. Après je m’en fous des gens et de ce qu’ils peuvent penser. Moi, je vis ma vie, je sais comment être heureux. Je n’ai jamais manqué de rien, donc oui je suis fier d’elle car elle a fait son devoir de mère parfaitement.
H : Si vous aviez un message à faire passer aux personnes en situation de handicap qui souhaiteraient devenir parents, ce serait lequel ?
M.J : Ça, c’est un autre débat, je crois que quand on est parent, il faut être très clair et faut être prêt à mener un combat continu. Moi, je crois que, sans fausse modestie, j’ai été très forte. Je crois que de toute façon, parmi les gens valides, il y a des gens qui ne veulent pas avoir d’enfants parce qu’ils ne sont pas aptes à les élever.
H : Y-a-t-il un sujet dont vous aimeriez parler et qui n’aurait pas été abordé durant cet entretien ?
M.J : Pour moi, être mère, c’est naturel. Je ne comprends même pas pourquoi on me pose des questions sur ça parce que mon fils, le handicap, il n’a rien à voir là-dedans. Je suis d’abord une femme et après je suis une mère. Je trouve que l’on a le droit de parler du sujet de la parentalité des personnes handicapées mais maintenant, on n’en fait un peu trop. Être parent, c’est naturel, désirer un enfant, c’est naturel aussi bien pour un valide que pour un handicapé. Je crois qu’il y a beaucoup de personnes handicapées qui ont peur d’avoir des enfants, mais moi j’ai la chance d’avoir un parcours de vie qui a fait que mon handicap je le fais passer bien après ma personnalité.
H : Pour quelles raisons pensez-vous que l’on en fait trop sur le sujet de la parentalité des personnes en situation de handicap ?
M.J : Il faut le banaliser. On est des parents comme les autres, on a les mêmes problèmes que les autres, s’ils ne sont pas capables de les assumer, alors il ne faut pas avoir d’enfants. On est des gens ordinaires. Moi, je ne suis pas représentative parce que pour moi, tout est normal. Le handicap vient après. D’abord, je suis une femme, après je suis une mère et après je suis une personne handicapée.

Propos recueillis par Yoann Mattei